Françoise Gaill, biologiste et océanographe : « Exploiter les abysses, c’est jouer aux apprentis sorciers » Par Stéphane Jézéquel Le 08 juin 2025 à 06h00

 

Elle fait partie des biologistes marins qui parlent à l’oreille des politiques. Françoise Gaill est l’une des grandes figures de la recherche océanographique française. Elle est en première ligne de la conférence des Nations unies sur l’océan, qui démarre cette semaine, à Nice.

Françoise Gaill est une voix qui porte dans la protection des océans. Spécialiste des écosystèmes marins profonds et de l’adaptation aux milieux extrêmes, elle est directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). (Photo IP3 PRESS/MAXPPP)

Vous n’aimez pas vous mettre en avant mais vous faites bien partie des scientifiques à qui l’on doit la tenue de cette conférence des Nations unies sur l’océan à Nice (UNOC 3).

Françoise Gaill : On est plusieurs à pousser dans ce sens depuis le Grenelle de l’environnement, qui a lancé la dynamique en France, en 2008. Le One Ocean Summit organisé à Brest, en 2022, a confirmé le mouvement. Ce genre de rendez-vous s’impose pour tenter de faire converger le temps du scientifique et celui du politique.

En quoi la voix de la France peut-elle porter dans la protection des océans ?

La France possède le deuxième territoire maritime mondial avec ses outre-mer. Nos compétences océanographiques sont reconnues. Le président Macron a été le premier chef d’État à interdire l’exploitation des ressources dans les grands fonds. Cela a permis de faire bouger les lignes.

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Pour l’exploitation des grands fonds, le président américain Donald Trump voit les choses différemment…

Il a l’intention de travailler au-delà de sa zone économique exclusive. Pour lui, le juridique n’est pas un obstacle. Son attaque sous-jacente de la science est hallucinante et on ne voit pas, pour l’instant, comment le contrer. En Europe, la Norvège, qui était en pointe sur le sujet, a commencé à infléchir sa position et à ralentir.

Du mercure, de l’arsenic, des virus et des bactéries pathogènes pourraient être mis en circulation par le biais des grands courants marins.

Quelle est la règle dans l’exploitation des ressources minières en mer ?

Chaque pays fait ce qu’il veut dans sa zone économique exclusive, mais pas au-delà, selon les règles établies par la convention de Montego Bay. Certains pays sont prêts à ne pas respecter les règles internationales.

Pourquoi y a-t-il un risque à exploiter les ressources des grands fonds ?

Les risques sont nombreux. On peut déjà détruire des espèces d’importance, qui ont des cycles de vie longs et mettent des années à se développer. Certaines de ces espèces peuvent jouer un rôle dans la capture d’un certain type de carbone. Mais le risque le plus préoccupant concerne la mise en suspension d’éléments contenus dans les sédiments marins. Du mercure, de l’arsenic, des virus et des bactéries pathogènes pourraient être mis en circulation par le biais des grands courants marins. Exploiter les abysses, c’est jouer aux apprentis sorciers.

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À grande échelle ?

Il faut comprendre que l’extraction de ressources rares pourrait s’effectuer avec de très gros moyens, dans un périmètre très vaste puisque les abysses couvrent 70 % des océans. Mais il subsiste beaucoup d’incertitudes sur le sujet, à commencer par les modèles d’exploitation dans les grands fonds, qui ne sont pas du tout fiables. Nous demandons, avant tout, que des études d’impact soient systématiquement réalisées.

Faut-il craindre une destruction des abysses ?

Des scientifiques allemands ont montré que des sédiments profonds qui avaient été travaillés intensivement n’avaient pas retrouvé leur état initial dix ou vingt ans après cette intervention humaine. Les grandes plaines abyssales risquent une destruction à long terme.

Cet UNOC, c’est un peu nos Jeux olympiques !

En pointe dans la protection des océans, la France reste vigilante. En revanche sa flotte océanographique n’en finit pas de vieillir…

Je me suis beaucoup investie dans ce sujet. La France a disposé de la première flotte océanographique au monde. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nos bateaux de recherches sont vieillissants. Notre pays a manqué d’anticipation, on n’a sans doute pas pris la mesure de la transition environnementale et ses enjeux. À l’inverse, la Chine est le premier pays à avoir compris qu’il fallait investir massivement dans les océans. En construisant des bateaux et des sous-marins de recherches, les Chinois ont clairement pris la mesure et sont devenus incontournables.

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Restez-vous optimiste quant à notre capacité à préserver les océans ?

Je suis une optimiste modérée mais j’y crois encore. On peut avoir une incidence par une politique pour réguler les excès. Et, oui, la voix de la France peut-être encore entendue, malgré tout ce que l’on dit.

Qu’attendez-vous de ce colloque organisé à Nice ?

Nous allons présenter un ensemble de priorités et de recommandations aux politiques des pays présents. Un certain nombre d’éléments concernent les aires marines protégées, la pêche, la gestion des grands fonds, la question des finances… C’est un rendez-vous important, il n’a lieu qu’une fois par siècle dans un pays. Cet Unoc, c’est un peu nos Jeux olympiques ! On peut agir et on a l’intention de le faire. Bas du formulaire

– « Nous venons de l’océan, nous l’avons oublié », Françoise