Voilà trois ans que Laure Tallonneau franchit, chaque mois, le pont du Vladimir Latyshev. À bord de ce cargo russe, immobilisé à Saint-Malo une semaine après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, six marins se relaient tous les quatre à six mois. Leur quotidien est rythmé par des tâches d’entretien du bateau et de contrôle des machines.
Plongés, malgré eux, au cœur des sanctions contre la Russie, les marins n’ont que très peu d’interlocuteurs. Laure Tallonneau en fait partie. À chacune de ses visites, l’inspectrice de la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) vérifie les stocks de nourriture, d’eau, de gasoil. Elle en profite pour savoir comment ils vont.
« Mon métier est un mélange d’inspection du travail et de délégué syndical », explique la professionnelle, âgée de 39 ans. Elle contrôle les conditions d’emploi des marins sur les navires, et notamment sur ceux ayant des pavillons de complaisance (quand la propriété réelle du navire est basée dans un autre pays que l’État du pavillon). Elle négocie en leur nom auprès des armateurs, des autorités portuaires et étatiques pour faire valoir leurs droits. L’objectif ? Éviter le « stade ultime » : l’abandon des marins.
La défense de tous les marins
Enfant, Laure Tallonneau ne rêve pas de « sauver » les marins. Le milieu de la mer n’est pas son dada. « Je ne viens pas d’une famille de marins », confie l’inspectrice. Diplômée d’un master en droit social à Nantes (Loire-Atlantique), elle fait ses premiers pas dans le milieu maritime grâce à son mémoire « sur l’ITF ». Puis, employée par l’Université, elle se consacre à un projet d’étude sur les femmes travaillant dans le maritime. « J’ai fait plusieurs interviews, dont une d’une inspectrice ITF », se rappelle la juriste. Les étoiles s’alignent alors. Son contrat se termine, et l’inspectrice qu’elle a précédemment interviewée démissionne. « Ma candidature est proposée et retenue », relate Laure Tallonneau. La Vendéenne déménage à Brest (Finistère) en 2011.
Quatorze ans plus tard, Laure Tallonneau connaît le droit maritime sur le bout des doigts. Et sillonne les ports bretons, de Brest à Saint-Malo en passant par Douarnenez, Lorient et Le Légué. « Nous, les inspecteurs, sommes essentiels. Sans nous, personne ne s’occupe des marins », souligne-t-elle, pugnace.
Faut-il mettre des détecteurs d’alcool et de stupéfiant pour les chauffeurs dans les transports publics ?
À chaque droit bafoué, l’inspectrice monte au créneau. Une question de « justice sociale » et « d’État de droit ». « Les marins participent à l’économie française. Ce sont eux qui rapportent les biens de consommation, insiste-t-elle. C’est un scandale s’ils viennent dans nos ports et ne sont pas payés. »
Salaires non versés, absence de contrats, journées à rallonge, manque de vivres… Laure Tallonneau pointe, tantôt les armateurs, tantôt les autorités du doigt. « Et ce sont les marins, au milieu, qui trinquent », s’offusque-t-elle. Les armateurs, des « surpuissants », ne sont, eux, « jamais » sanctionnés financièrement. « On n’aura un contrôle réel que si l’État de l’armateur est le même que l’État du pavillon », revendique l’inspectrice, conformément aux valeurs de la Fédération internationale des ouvriers du transport, fondée en 1896.
La situation inédite des cargos russes
Avec les années, Laure Tallonneau a plusieurs batailles à son compteur. Des abandons de navire, dont un à Saint-Malo en 2015, des grèves de 50 jours… Et le Vladimir Latyshev. « La situation est inédite », reconnaît l’inspectrice.
Le 1er mars 2022, quelques jours après le début de la guerre en Ukraine, le Vladimir Latyshev est gelé par les autorités françaises. Parti de Saint-Pétersbourg, en Russie, le 21 février – avant l’invasion de l’Ukraine – il devait décharger de la magnésie pour l’entreprise Phosphea, une filiale du groupe Roullier. « Quand les marins sont arrivés, ils ne savaient pas qu’il y avait la guerre », se remémore Laure Tallonneau. À Lorient (Morbihan), un autre cargo est, lui aussi, immobilisé. Contrairement au Vladimir Latyshev, le Pola Ariake repartira un mois plus tard.
Le 1er mars 2022, une opération des douanes a eu lieu à bord du cargo russe, le Vladimir Latyshev. | ARCHIVES OUEST-FRANCE
« La première chose que nous devions faire, c’était de rassurer les marins », confie Laure Tallonneau. Les marins parlent peu anglais. Elle ne parle pas russe.
« Au début, il y avait des contestations en justice. Elles n’ont rien donné », retrace l’inspectrice. Les problèmes se sont intensifiés. Chaque relève de marins se complique, faute de visas délivrés par le consulat de France à Moscou. Et l’ambiance à bord est, parfois, difficile. « Ils ne font pas grand-chose de leur journée », admet Laure Tallonneau. Deux agressions entre des personnes de l’équipage lui ont été signalées. « Un dimanche soir, un des marins m’a appelée. Il m’a dit “le commandant va me tuer” », témoigne la juriste. Si ces évènements appartiennent aujourd’hui au passé, Laure Tallonneau avoue avoir redouté « une escalade de violence ».
Sa carte de visite circule entre les mains des marins. « L’important, c’est qu’ils sachent à qui s’adresser en cas de problème », assure l’inspectrice. Comme une dernière bouée de sauvetage.
Les avitaillements reprennent
Dernier problème en date pour le Vladimir Latyshev : les transferts d’argent de l’armateur russe, Alpha LLC, vers la France étaient bloqués « par les banques » jusqu’à ce lundi 3 mars 2025. La banque BNP Paribas assurera désormais les transferts.
Depuis l’immobilisation du navire, ces sommes permettent au groupe Roullier, l’agent local du navire qui avait en charge la cargaison à son arrivée, d’effectuer les avitaillements en vivres et en essence pour l’équipage. Faute de transfert, l’agent local a, un temps, versé des avances, mais il n’a pas été remboursé. « Le 15 janvier, l’État a été notifié que l’agent local se désistait. Nous avons dû faire pression pendant un mois et demi pour obtenir des réponses » , regrette Laure Tallonneau.
Le cargo russe Vladimir Latyshev est désormais au pied des remparts de Saint-Malo. | OUEST-FRANCE
Pour remédier à la situation et sauver l’équipage, l’inspectrice a multiplié les appels et les rendez-vous. « J’essayais d’utiliser le levier diplomatique, d’interpeller Bercy, le ministère de la Mer », énumère-t-elle. Sa peur ? Que le navire soit, un jour, abandonné.
« Nous sommes rassurés. Les avitaillements vont recommencer. Mais, maintenant, se pose la question des visas », ajoute, avec ironie, Laure Tallonneau. Car, comme dans chaque dossier, « les problèmes se succèdent ». Deux marins souhaitent être rapatriés en avril et en mai. « J’espère que les visas de ceux qui vont les remplacer seront faits rapidement », souffle l’inspectrice.
Là où beaucoup auraient pu abandonner, la question ne se pose pas pour Laure Tallonneau. « Ce sont les marins qu’il faut plaindre, pas moi », assure-t-elle. En attendant de gagner la bataille du Vladimir Latyshev, elle reconnaît : « Mon métier est un combat permanent avec les autorités. »